Une rapide et commode taxinomie des films réalisés par Alain Resnais de 1947 à 1968 fait apparaître une césure immédiatement identifiable en 1959, avec Hiroshima mon amour. À partir de ce moment, le documentariste Alain Resnais se mue en un cinéaste de fiction qui veille à travailler avec des écrivains reconnus pour fabriquer des personnages et des univers.
La seconde fiction de Resnais, L’année dernière à Marienbad, est sans doute celle qui manifeste le plus immédiatement un imaginaire appartenant autant à son scénariste, Alain Robbe-Grillet, qu’à celui de son réalisateur : des personnages fantômatiques, à l’identité incertaine et réduite à une lettre, se déplacent dans des lieux baroques et surrannés au rythme de rimes récurrentes aux infimes variations. Le cinéma d’Alain Resnais, manifestement, a cquitté le réalisme.
Il semblerait donc que «le Monsieur qui fait du documentaire» (Vigo) et travaille au cœur du réel jusque 1958 se soit brusquement réfugié ensuite, et jusqu’à sa mort en 2014, dans l’imaginaire.
Cependant, les premiers documentaires de Resnais, tournés en 16mm, sont des « visites » à des artistes contemporains. Ces essais cinématographiques tâchent de saisir le geste créateur dans son émergence-même. En 1948, Van Gogh lie entre eux des fragments de différents tableaux du peintre pour dessiner l’horizon des images mentales qui le mèneront à l’asile. Toute la mémoire du monde, à travers les dédales des couloirs, salles et rayonnages de la Bibliothèque Nationale, esquisse une endoscopie de cette mémoire d’écriture sous les traits de circonvolutions quasi-cervicales. « Je serai content si l’on disait que mes films sont des documentaires sur l’imaginaire. » dit Resnais dans un entretien avec Jean-Louis Douin.
A contrario, en 1963, la troisième fiction du cinéaste, Muriel ou le temps d’un retour, laisse peu de place à l’imaginaire : si le spectateur est appelé à suppléer les images manquantes du film, en particulier celles de Muriel et de la torture que lui inflige l’armée française, les personnages et l’espace urbain de Boulogne-sur-mer sont constamment réduits à leur pure facticité. « Après Marienbad qui était la traduction, on pourrait dire à cent pour cent, de l’émotion et de l’imaginaire – notions importantes dans la vie courante – il est vrai que c’était excitant de faire juste le contraire avec Muriel ou le temps d’un retour. De regarder et d’écouter les personnages sans jamais pénétrer dans leur tête. » (Entretien avec Jean-Daniel Roob)
Dans la filmographie de Resnais jusque 1968, il semble bien que la notion de l’imaginaire traverse les genres et établisse un jeu complexe entre les images, l’imagination du « spect’acteur » souvent convoquée et la constitution d’un univers filmique.
Comment un imaginaire se construit-il dans les premiers films d’Alain Resnais ? Lui est-il propre ou le partage-t-il avec les écrivains et collaborateurs dont il s’entoure ? Se constitue-t-il par la puissance de la fiction ou par des procédés filmiques repérables ? S’il traverse tant les documentaires que les fictions, ne dresse-t-il pas des proximités secrètes entre des films apparemment éloignés les uns des autres, tant dans leur genre que dans leur propos ?
Nous examinerons comment, dès les premiers films sur l’art, Resnais convoque un travail de l’imagination du spectateur au cœur du montage des images. Nous serons cependant amenés à distinguer les films qui relèvent de l’imaginaire dans cette filmographie de ceux qui se l’interdisent. Enfin, malgré la relative concision de ce corpus, nous examinerons l’hypothèse que, loin d’être monolithique, l’espace imaginaire qu’il construit est stratifié et complexe.
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